Entretien avec Justine Malle

« Mon père aimait changer d'identité. »


Posté le 17.10.2022


 

Le Festival Lumière propose aux cinéphiles de replonger dans l’œuvre de Louis Malle au travers d'une vaste rétrospective de dix-sept films, dont treize ressortiront en salles, en deux temps, d’abord le 9 novembre puis à l'été 2023 dans d’éclatantes versions restaurées. Justine Malle, la fille du cinéaste, revient sur la carrière de ce père qui n'a eu de cesse de se renouveler au contact du 7e Art.

 

De quelle manière Louis Malle est-il tombé dans la grande marmite du cinéma ?

Son désir de cinéma est apparu assez tôt. Je ne saurais dire précisément à quel âge, mais c'est en découvrant Les Dernières vacances (1948), le film de Roger Leenhardt, qu'il a eu un déclic. Ce long métrage, qui traite de la fin de l'enfance, l'a beaucoup touché et lorsqu'on le visionne, la filiation entre eux est évidente. Ma grand-mère était l'héritière des sucres Beghin et elle avait grand espoir que ce serait lui qui reprendrait l'affaire. Au point que lorsqu'il lui a révélé qu'il voulait faire du cinéma, elle lui a donné une claque ! Ce geste l'a, si j'en crois ce qu'il m'a confié, encore plus déterminé à percer dans cette voie.

Pourtant, il a grandi très loin du cinéma. Mes grands-parents étaient des industriels très cultivés pour qui la culture était très importante. Mais je ne crois pas que le cinéma revêtait une importance particulière. À en croire les lettres qu'elle a laissées, ma grand-mère était très sceptique au sujet du désir de cinéma de mon père et elle pensait qu'il allait rapidement en revenir. Elle suivait ses premiers pas de loin. Ensuite, elle a bien été obligée de l'accepter.

 

Et son père ?

Quand il lui arrivait d'en parler, ce qui était rare, il le décrivait principalement comme un père absent. Il ne l'a pas vu pendant la guerre car il avait été envoyé à Thumeries, dans le Nord, alors que la famille habitait Paris. C'était quelqu'un d'assez silencieux et secret. Tous deux ne se sont pas vraiment rencontrés. Le foyer rayonnant de la famille, c'était sa mère. C'était une femme très énergique et pratiquante. Elle acceptait d'ailleurs assez mal que ses enfants ne le soient pas.


LACOMBE-LUCIEN
Lacombe Lucien, 1974

 

Il y a d'abord eu Jacques-Yves Cousteau, qui lui a mis le pied à l'étrier à 23 ans avec Monde du silence (1955). Le documentaire a remporté la Palme d'or et l'Oscar du meilleur film. Quelle entrée en matière !

Il a été très marqué par cette étape qui a été très formatrice car elle l'a doté d'un bagage technique et a noué sa relation au documentaire. Elle a aussi profondément nourri son imaginaire car, avec Jacques-Yves Cousteau, ils voyageaient beaucoup. Cette expérience a inscrit en lui l'idée que la nature est un monde préservé et nourri une nostalgie du paradis perdu. Dans L'Inde Fantôme (1969), il évoque d'ailleurs sa nostalgie des Seychelles. Il avait de très bonnes relations avec Jacques-Yves Cousteau. Il a sauté sur l'occasion de travailler avec lui !

 

Un autre grand cinéaste a semble-t-il également énormément compté : Robert Bresson. Louis Malle a notamment participé à la préparation de Un condamné à mort s'est échappé. Quelle a été l'influence de cette expérience ?

Robert Bresson était un très grand cinéaste à ses yeux, sans aucun doute. Pour mon père, Pickpocket (1959) constituait le chef-d’œuvre absolu. Quand j'ai vu le film à quinze ans, cela a été un choc et je ne lui en ai jamais parlé, pensant que ce n'était pas forcément son type de cinéma. Pourtant, des années plus tard, je suis tombée sur un article dans lequel il raconte que ce film a été pour lui une étincelle. Il parlait assez peu de ses films passés et de cinéma de manière générale. Sa cinéphilie était quelque chose d'assez intime. Ce n'était pas quelqu'un qui était dans la transmission.

 

Deux ans plus tard, il signe son premier long métrage, Ascenseur pour l'échafaud (1957), avec Jeanne Moreau au casting et Miles Davis à la bande originale. Et il remporte le prix Louis Delluc...

Au risque de décevoir, je ne pense pas qu'Ascenseur pour l'échafaud soit un film qui lui tenait spécialement à cœur, au contraire de L'Inde Fantôme (1969) et de Lacombe Lucien (1974), un long métrage qu'il a très longtemps mûri. Il ne voulait pas commencer par quelque chose de personnel, mais davantage par un film de genre. C'était presque une stratégie de sa part. Pour ma petite sœur et moi, son côté précoce était un peu écrasant, pour ne pas dire intimidant et lourd à porter. Quand j'ai découvert, enfant, Ascenseur pour l'échafaud, je me souviens de l'avoir trouvé un peu daté. Personnellement, je n'ai pas d'affect particulier avec ce film. J'ai tendance à trouver que c'est un long métrage qui écrase les autres, même s'il est très bien, évidemment. C'est un peu comme avec Au Revoir les enfants (1987) : je regrette que ce soient les deux arbres qui cachent la forêt. Il a réalisé d'autres films qui lui ressemblent davantage. Je ressens une forme de tristesse à penser qu'on parle le plus souvent de ces deux longs métrages-là alors que c'est quelqu'un qui a avancé toute sa vie, qui a approfondi son art.

 

Lorsqu'Ascenseur pour l'échafaud sort en salles, le cinéma français se trouve au tout début de la Nouvelle Vague. Que partageait-il avec ce mouvement et comment s'en distinguait-il ?

Bien que les critiques l'aient un peu mis à la marge de la Nouvelle Vague et inventé des conflits entre lui et certains de ses membres, mon père en a incontestablement fait partie intégrante d'un point de vue technique. Il était très ami avec François Truffaut et disait souvent en plaisantant qu'il avait été l'un des précurseurs du mouvement avec Ascenseur pour l'échafaud. Cependant, je ne crois pas qu'il ait pensé ses premiers films avec l'idée de s'inscrire dans ce mouvement car il n'aimait pas être catalogué. Il ne s'en désolidarisait pas, mais il ne souhaitait pas non plus y appartenir complètement.

 

Sur la forme, il s'est essayé à de nombreux genres : le film noir, l'adaptation de livres ou de pièces, le documentaire, et il les a parfois mélangés aussi, comme dans le western comique Viva Maria ! (1965). Mais sur le fond, demeurait une constante : un regard très acerbe sur le monde politique et la bourgeoisie. Pourquoi ?

Il était très révolté par l'injustice et le fait d'être né dans un milieu très bourgeois, très privilégié, lui donnait un sentiment de légitimité à en parler. Il se sentait à la bonne place pour le juger. L'injustice qu'il raconte dans Au Revoir les enfants  [l'arrivée de la Gestapo dans un collège pour arrêter trois enfants juifs, NDLR] a été le début de sa révolte. Il était très critique envers son milieu pour plein de raisons biographiques. Il avait un regard lucide sur cette question.

 

CALCUTTA
Louis Malle sur le tournage de Calcutta, 1969


En 1971, il réalise Le Souffle au cœur, qui traite notamment d'inceste et trois ans plus tard, Lacombe Lucien, qui évoque la collaboration en temps de guerre. Ces deux films ont suscité la polémique et on lui a reproché un manque de jugement moral, ce qui a provoqué son exil aux États-Unis...

Le manque de jugement moral qu'on lui a reproché, c'est un malentendu. C'est même un contresens auquel il a peut-être aussi contribué en adoptant une posture un peu dandy ou cynique, mais qui n'était absolument pas en contradiction avec sa conscience très forte du bien et du mal. Elle est d'ailleurs de mon point de vue très présente dans ces deux films. Il n'assène pas le jugement, mais laisse le spectateur y arriver par lui-même. Il ne voulait pas faire la belle âme : c'est quelqu'un qui avait une boussole morale très forte. J'ai pu le constater au quotidien.

 

Avec Au revoir les enfants, il signe un retour fracassant en France, sur un sujet très personnel...

Et pourtant, au départ, personne ne voulait du film. C'est un long métrage qui n'a pas été facile à monter car tout le monde était un peu sceptique. Le succès qu'il a rencontré a donc été une véritable surprise. Il faut aussi savoir que mon père n'avait jamais parlé de cette histoire très intime. Je ne savais pas qu'il avait vécu cet épisode. Il a porté cette histoire en lui un long moment et je ne sais pas pourquoi il a précisément choisi ce moment pour la mettre en scène. J'ai découvert dans Au Revoir les enfants mon père à ses douze ans.

 

Il y a eu, entre son exil et son retour en France, celle que l'on nomme sa "période américaine". Aller aux États-Unis, c'était une manière de faire table rase ?

C'est quelqu'un qui aimait changer d'identité et qui détestait être assigné à une place. Lorsqu'il a décidé de partir en Inde, c'est parce qu'il s'est rendu compte, et en particulier sur le tournage du Voleur (1967), qu'il n'arrivait pas à se renouveler. Partir aux États-Unis, cela a pour lui été une façon de s'extraire de son milieu social et de redémarrer. Il se sentait très jugé et constamment ramené à lui. Il en a beaucoup souffert car il était en révolte contre cet héritage. Il y a donc, en effet, cette idée de faire table rase, même s'il n'est pas non plus devenu trotskiste ! C'est aussi pour cette raison que le timing de cette rétrospective est parfait : plus personne ne sait ce que sont les sucres Beghin aujourd'hui.

 

Quel genre de cinéaste était Louis Malle sur un plateau : comment, notamment, dirigeait-il ses acteurs ?

Il avait énormément de respect pour eux car il estimait qu'ils étaient les seuls qui s'exposaient et qui se mettaient en danger au cinéma. Mon père était passionné par l'être humain et, par ricochet, par les acteurs. Il disait souvent en plaisantant qu'avant, il filmait des poissons et que c'était bien plus facile ! Il a d'ailleurs mis un peu temps à trouver un lien avec eux. Ce lien aux acteurs, c'est quelque chose qu'il a beaucoup travaillé et approfondi. Il ne psychologisait pas les rôles et sur les plateaux, il donnait simplement des indications de rythme. J'ai su par des amis techniciens que c'était un réalisateur toujours très concentré, qui cherchait constamment une vérité. Il était très anxieux et avait perpétuellement l'impression que tout allait rater. On a l'image d'un homme à qui tout réussi, mais c'était avant tout un grand anxieux.

 

Où se trouve, d'après vous, son héritage dans le cinéma contemporain ?

On a toujours l'impression qu'il n'y a personne pour qui son cinéma a compté. Et pourtant, lorsque l'on creuse, on se rend compte que ce sont chacun de ses films, pris indépendamment, et non son œuvre dans sa globalité, qui ont marqué les esprits. Bertrand Mandico, par exemple, est un fan absolu de Black Moon (1975). C'est d'ailleurs une filiation improbable, quand on y réfléchit ! Pour Arnaud Despleschin, Vania, 42e rue (1994) est un film culte. Son rapport à l'enfance a aussi beaucoup influencé Wes Anderson. C'est peut-être dans sa façon de filmer l'enfance que se situe son héritage le plus évident. Ce n'est pas quelqu'un qui a théorisé le cinéma. Il aurait pu car il était raffiné intellectuellement, mais il préférait être dans l'action.

 

Comment accueillez-vous la ressortie d'une partie de la filmographie de votre père au cinéma ?

Je m'en réjouis ! À chaque fois que je revoyais ses films, je me disais qu'il était vraiment dommage que les spectateurs ne les voient pas au cinéma. Le Voleur (1967), par exemple, est un long métrage à voir absolument au cinéma. Je suis également heureuse que ces ressorties n'aient pas lieu de manière échelonnée, mais par groupes de films.


Voleur
Le Voleur
, 1967

 

 

 

Propos recueillis par Benoit PAVAN

 


Les séances du jour :

 
Le Souffle au cœur de Louis Malle (1h59)
> CINÉMA COMŒDIA 10h45
En présence d’Alexandra Stewart et de Benoît Ferreux

Le Feu follet de Louis Malle (1h49)
> PATHÉ BELLECOUR (1RESALLE) 13h30
En présence d’Alexandra Stewart

Les Amants de Louis Malle (1h31)
> PATHÉ BELLECOUR (1RESALLE) 16h
En présence de Justine Malle

Ascenseur pour l'échafaud de Louis Malle (1h33)
> UGC CINÉ CITÉ CONFLUENCE (2ESALLE) 11h15
En présence d’Olivier Barrot (journaliste, auteur)

Black Moon de Louis Malle (1h41)
> UGC CINÉ CITÉ CONFLUENCE (2ESALLE) 16h45
En présence d’Alexandra Stewart

Zazie dans le métro de Louis Malle (1h33)
> LUMIÈRE TERREAUX 11h
En présence de Justine Malle

Milou en mai de Louis Malle (1h47)
> CINÉMA BELLECOMBE 20h
En présence de Justine Malle

Lacombe Lucien de Louis Malle (2h18)
> CINÉ'MIONS / MIONS 20h
En présence d’Eric Guirado

 

 

 

Catégories : Lecture Zen