Idéalisme

C'est un joli nom, Camarade !


Posté le 18.10.2022


 

Comment Warren Beatty a imposé aux producteurs hollywoodiens une fresque sur la révolution bolchévique : Reds, une épopée intime à la fabrication tumultueuse.

 

C’est un film comme le cinéma américain d’aujourd’hui ne pourrait plus en produire, l’obsession d’un acteur-cinéaste au sommet de sa gloire, une épopée romanesque politique d’une ampleur inégalée. D’ailleurs, quand Reds sort enfin au cinéma en décembre 1981, après un an de tournage et deux de plus consacrés au montage, c’est à David Lean qu’on fait référence : une version moderne, ludique, brechtienne et engagée de Docteur Jivago ? Il sort surtout après que l’échec de La Porte du paradis a semblé sonner le glas du nouvel Hollywood, des projets personnels et ambitieux…

Depuis les années 60, Warren Beatty, démocrate convaincu, proche de Bobby Kennedy avant son assassinat, puis de Georges McGovern, candidat malheureux à l’élection présidentielle de 1972, rêve d’un film sur John Reed, ce journaliste américain tête brûlée qui couvrit depuis Petrograd la révolution d’octobre 1917, signant un ouvrage devenu classique : Les Dix Jours qui ébranlèrent le monde. Le cinéaste soviétique très officiel Sergueï Bondartchouk lui a même proposé le rôle dans une fresque révolutionnaire qu’il préparait en 1969. Beatty a décliné : ce sera son film ou rien.

Une superproduction hollywoodienne sur le bolchévisme ? Warren Beatty y voit aussi à juste titre une magnifique histoire d’amour, celle qui unit John Reed et Louise Bryant, journaliste comme lui, qui l’accompagna dans son voyage en Russie. S’il s’est décidé à interpréter lui-même John Reed (après avoir pensé à Sam Shepard), le rôle féminin sera confié à sa compagne d’alors, Diane Keaton. En 1976, Beatty se met au travail avec le dramaturge anglais Trevor Griffiths : presque deux ans d’échanges, jusqu’à ce que le coscénariste jette l’éponge, lassé du perfectionnisme maniaque du comédien. Celui-ci reprend l’écriture avec la scénariste réalisatrice Elaine May. Enfermée dans des chambres de palaces, elle apporte ce qui manque au premier scénario : l’alchimie amoureuse entre les deux personnages, des aspects de comédie romantique haut-de-gamme.


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Reds, 1981 © DR


Car toute la première partie du film est consacrée aux utopistes radicaux, membres du parti socialiste américain, qui entourent le journaliste. Des libres-penseurs qui s’opposent à la société corsetée de l’époque et croient à l’amour libre – celui que Louise pratique aussi avec le dramaturge Eugène O’Neill (joué par Jack Nicholson). Idée géniale, qui donne au film sa riche mise en abyme : demander à des témoins de l’époque de raconter, face caméra, les souvenirs de cette jeunesse radicale. Une manière d’ancrer le récit dans une réalité peu connue de l’Amérique, mais aussi de l’incarner avec humour.

Beatty vient de remporter un beau succès avec Le Ciel peut attendre, son premier film co-réalisé avec Buck Henry, neuf nominations aux Oscars, une statuette à l’arrivée. La Paramount le suit donc sur Reds, moins par conviction que par peur de perdre sa star. Le budget ne cessera de grimper, estimée d’abord à 25 millions de dollars pour finalement coûter presque le double - soit davantage que le film naufragé de Cimino... C’est que la méticulosité entêtée de Beatty retarde le tournage. Il multiplie les prises - parfois plus de cinquante ! - sans pour autant donner de claires indications aux comédiens –on dit que Nicholson est parfois au bord des larmes. Si l’on ajoute les aléas de la météo (attendre la neige en Finlande où l’équipe a reconstitué Petrograd), le tournage ne cesse de s’allonger, dépassant les trente semaines. Le montage sera une autre paire de manches, vu la quantité de pellicule imprimée.

 

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Reds, 1981 © DR


Et pourtant c’est une grande impression de maîtrise que donne le film terminé. Son propos politique est intelligent et mesuré, montrant assez bien comment l’utopie révolutionnaire est confisquée par l’état-major du parti. Ainsi l’activiste Emma Goldman, expulsée des Etats-Unis vers la Russie (qu’elle fuira finalement en 1921), déplore-t-elle au détour d’un dialogue que « les soviets n’ont plus aucun pouvoir » – le vrai point de bascule de la révolution. Surtout, l’idéologie ne prend jamais le pas sur le charme puissant de la relation entre les deux personnages, souvent marquée par les contrechamps sur le visage Diane Keaton, spectatrice de l’idéalisme voire de la naïveté de son compagnon. Le film commence de façon irrésistible, presque comme une comédie américaine des années trente, avant de basculer lentement vers le mélodrame. Le destin du film sera mitigé :  un box-office insuffisant, et surtout la perte de l’Oscar du meilleur film face aux Chariots de feu - qui ne manifestent pas la même ambition. Beatty reçoit l’Oscar du meilleur réalisateur, ce qui paraît amplement mérité. Il a signé un film unique et fascinant que les historiens du cinéma américain ont une fâcheuse tendance à oublier. Le découvrir ou le revoir est un plaisir rare.

 

 Aurélien Ferenczi

 


Séances :

Reds de Warren Beatty (1981, 3h15)
Institut Lumière ma18 20h15 | Comoedia me19 14h15 | Pathé Bellecour je20 14h30 | UGC Confluence ve21 20h30

 



 

 

 

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