Posté le 15.10.2022
En une poignée de films qui jouent avec les ombres comme seuls les grands cinéastes formalistes savent le faire, James Gray est devenu un auteur à part, un artiste qui réinvente le grand cinéma classique.
James Gray, qui voulait devenir peintre, esquisse un cinéma de splendide effacement, lent comme une procession hallucinée, celui de mondes disparus et pourtant recherchés. C’est l’exploration d’un Eden impossible en Amazonie imaginé par l’aventurier calme de The Lost City of Z (2016), et qui se mue en subversive acceptation de l’au-delà. C’est la quête d’un astronaute (Tommy Lee Jones en mode misanthrope), obsédé par une galaxie mythique, qui envahit Ad Astra (2019). A travers l’espace, la jungle, mais aussi les rues de New York dont celles du Queens dans Armaggedon Time (2022) d’où Gray est originaire, le cinéaste traque des images hantées par les personnages de pères défaillants dont il faut s’affranchir.
© A. Joyce - Worldview Entertainment - Kingsgate Films - Keep your head / DR
Terribles et bouleversants, incapables d’accomplir le destin qu’ils s’étaient fixés, les pères sont les grands enjeux, les impulsions poignantes des films du cinéaste. Ils sont grand flic new yorkais (Robert Duvall opaque et décidé) dans La Nuit nous appartient (2007), ou plombier plein de doutes, aux grands rêves (Jeremy Strong, tête toujours très droite) d’Armaggedon Time. Réels ou métaphoriques, ils se révèlent autoritaires, cruels, inquiets, et secrètement aimants.
Face à eux, la jeunesse entre espoir et désir. Chez Gray, l’enfance perdure même à l’âge adulte tel Brad Pitt, tout en regard incertain et juvénile d’éternel Télémaque dans l’odyssée Ad Astra. La jeunesse est pleine de chagrin sensuel, incarnée par Joaquin Phoenix toujours instable, mais prêt à entrer dans l’arène en héros de boîte de nuit de La Nuit nous appartient, ou bipolaire planqué chez lui, et qui danse si bien dans Two Lovers (2008). La jeunesse est organique, souple. Elle encaisse plus que quiconque car elle est incrédule tel le fils mutique et minéral de The Yards (2000), car, comme le disait Truffaut à propos des jeunes gens : « tout leur arrive pour la première fois ». Paul Graff, l’ado d’Armaggedon Time reçoit lui aussi des coups, mais garde en tête qu’il faut tout tenter quand même, grâce à son grand-père qui lui apprend le passé familial, celui (encore) d’un monde disparu.
Gray n’a jamais cessé de revenir à son propre passé, celui d’une famille juive ukrainienne. Dès son premier film, Little Odessa (1994), sous les ponts métalliques noirs du quartier russe et ukrainien de Brighton Beach, le cinéaste raconte la tragédie d’un fils qui renie son père, pour s’abimer dans le crime. Se souvenant en permanence d’où elle vient, l’émigrante polonaise de The Immigrant (2013) saisit tout, y compris ce qui est ténébreux, pour se construire un avenir. Ne pas oublier, chez Gray, c’est transmettre sans nostalgie, seulement pour faire bouger les choses. Se remémorant son enfance, il fait avec Armaggedon Time, le portrait d’un pays où dans les années 80, un enfant afro-américain est toujours ataviquement un coupable. Une tache de sang sur le pied de ce très jeune personnage symbolise la vulnérabilité des êtres face au racisme. Ce détail organique résume le cinéma de Gray, cette œuvre très pensée, mais restituée de façon purement visuelle. Cette association de l’intellect avec l’instinct fait de Gray un cinéaste bouleversant.
Virginie Apiou
Les séances du week-end :
The Lost City of Z de James Gray (2017, 2h21)
Pathé Bellecour di 16 10h45
Armageddon Time de James Gray (2022, 1h55)
Institut Lumière di 16 17h30
La Nuit nous appartient de James Gray (We Own the Night, 2007, 1h57)
UGC Confluence di 16 18h30
Little Odessa de James Gray (1994, 1h38, int -12ans)
Pathé Bellecour di 16 19h45