Posté le 18.10.2022
Aujourd’hui débute le Marché International du Film Classique, lieu d’échanges indispensable pour le cinéma de patrimoine. Sa directrice, Juliette Rajon, nous raconte sa genèse et son fonctionnement.
Comment est né le Marché International du Film Classique ?
Le constat originel fait par Thierry Frémaux est qu'il n'existait aucun marché dédié au cinéma classique. Comme, lors des premières éditions du festival Lumière, les professionnels étaient venus en nombre, il s'est dit que c’était l’occasion d'organiser un marché spécifique à la filière du patrimoine, dont le but serait d’accroître la dynamique lancée par le festival : encore plus restaurer, encore plus diffuser, et en direction du plus grand nombre et sur le maximum de supports possibles - même si pendant le festival proprement dit, l’accent est mis sur la salle de cinéma.
Du coup, en 2013, c’est la première édition du Marché avec cent accrédités et huit pays représentés. Neuf ans plus tard, pour la dixième édition, on compte environ cinq cents accrédités, venant de plus de trente nations. Le marché s’est beaucoup internationalisé : on doit être à 65 % de Français et 35 % d’étrangers.
Les professionnels concernés peuvent être ayant droit, détenteur de catalogues, exploitant, distributeur, labo technique, institution, etc. L’idée est d’être une tribune, une caisse de résonance, de contribuer à leur information et de favoriser leurs échanges commerciaux : vente et achat de films, projets de restauration, démonstration de savoir-faire technique d’un laboratoire, etc.
Y a-t-il eu une année « tournant » pour marquer la croissance du Marché ?
On a rajouté le mot international à l’appellation du Marché en 2017 et c’est l’année suivante que le nombre d’accrédités a progressé fortement. Il a fallu cinq ans pour que les professionnels prennent l’habitude de venir, que le Marché trouve sa légitimité et son utilité. Ce qui l’a fait progresser, c’est aussi d’avoir développé une offre de contenus auquel les professionnels sont désormais très attachés. On s’est aperçu qu’ils étaient friands de débats, de discussions sur les sujets d’actualité liés à la filière, qu’il y avait un intérêt à réfléchir ensemble. 2018, c’est aussi la présence de l’Europe institutionnelle : la commission européenne est venue faire plusieurs communications, ce qui a assis la dimension européenne du marché. Et puis nous avons profité de la croissance et de la reconnaissance internationale du festival. Le marché est partie intégrante du festival et n’existerait pas sans lui.
C’est aussi un moment où, en tout cas en France, les métiers autour de patrimoine se structurent…
Absolument. C’est la période où les cataloguistes s’unissent au sein du Syndicat des Catalogues de Films de Patrimoine (SCFP). Il faut également citer « L’Appel des 85 », en 2020, cette association d’éditeurs de DVD qui défendent leur filière d’une même voix. Le Marché est né au bon moment : dans une période de mutation, avec certains aspects très positifs, notamment l’accroissement des médias de diffusion du patrimoine, mais aussi avec des aides qui diminuent, une réglementation plus présente, etc. Trouver un endroit où la profession puisse échanger sur ces nouveaux défis, ces nouvelles opportunités, ça s’est avéré très important. Il peut s’agir d’échanges officiels, comme des discussions avec le CNC quand il a freiné sa politique de restauration, avec la fin du Grand Emprunt pour le Numérique. Ou des discussions plus informelles entre professionnels, grâce à la convivialité qu’offre le festival.
Quelle est la part de sociétés privées et d’institutions dans les accrédités du Marché ?
En moyenne, 70 % d’opérateurs privés – parmi lesquels des grands noms étrangers comme Cohen Media Group ou Criterion. Et 30 % d’institutions. Avec une hausse cette année car nous avons lancé des invitations à des pays « à faible capacité de production », comme on dit dans le jargon européen : seront présentes cette année des archives ou cinémathèques venant d’Albanie, de Slovaquie, de Macédoine du nord, de Lituanie, de Lettonie ou de Malte.
Pouvez-vous nous donner des exemples de transactions qui ont eu lieu grâce au Marché ?
Nous ne sommes pas dans le secret des affaires et nous n’avons pas vocation à suivre l'ensemble des « deals » conclus pendant le marché. Néanmoins je peux vous donner quelques éléments récents. La redécouverte mondiale des films de la réalisatrice japonaise Kinuyo Tanaka a été rendue possible par le Marché International du Film Classique. C'est là que Carlotta films pour la France et Criterion pour les États-Unis et le Canada ont acquis les droits auprès des studios japonais Nikkatsu et Shochiku. C'est aussi à Lyon que Gaumont a révélé son accord avec le distributeur Malavida pour la grande rétrospective Louis Malle que nous accompagnons cette année. Et que Pathé a annoncé sa décision que des films de son catalogue seraient confiés à Splendor. Je peux vous dire aussi que des films comme Orfeu Negro de Marcel Camus, Amusement Park de Georges Romero ont été en quelque sorte remis sur le marché, avec succès, après l'annonce de leur restauration ou leur présentation au festival Lumière.
Quelles seront les temps forts de l’édition 2022 ?
C’est l’occasion de regarder ce qui s’est passé pendant dix ans, d’avoir à la fois une vision rétrospective et d’interroger l’avenir. On a identifié une dizaine de thèmes qui ont irrigué les éditions précédentes tout en restant actuels et qui feront l’objet d’une synthèse par un professionnel, suivie d’un débat. Par exemple la question du jeune public : comment initie-t-on au cinéma de patrimoine ? Nous évoquerons notamment le projet European Film Factory, lancé par l’Institut Français, projet collaboratif entre plusieurs institutions européennes, qui met à la disposition des professeurs le patrimoine cinématographique européen.
Et comme chaque année nous aurons un « Grand Témoin » : nous avons demandé à Gian Luca Farinelli de nous donner sa vision de la filière. C’est un choix symbolique : Gian Luca, qui dirige la Cinémathèque de Bologne, était déjà intervenu en 2013, la première année du marché. C’est quelqu’un qui se bat depuis trente ans pour le cinéma de patrimoine. Avoir son point de vue sur l’évolution des choses est important.
Le pays invité est l’Espagne, dont l’histoire du cinéma est très riche mais dont le fonctionnement régional ne facilite pas la circulation des œuvres. Mais, récemment, le pays s’est mobilisé pour restaurer et montrer davantage et il nous a semblé important d’inviter ces professionnels pour qu’ils nous parlent de leurs projets et de ces efforts autour du cinéma classique.
Enfin nous sommes très contents de recevoir Manuel Alduy, le directeur du cinéma de France télévisions. C’est la première fois que France télévisions participe au marché et ce sera l’occasion de l’interroger sur la stratégie du groupe vis-à-vis du cinéma de patrimoine, aussi bien sur leur plateforme numérique que sur les chaînes proprement dite, sur le public visé, etc.
Peut-on dire que la situation du cinéma de patrimoine est meilleure qu’il y a dix ans ?
Il y a sans doute plus d’espaces de diffusion, mais la question essentielle reste celle de la médiation, de l’événementialisation. Quels sont les outils que l’on peut mettre à la disposition du public pour que non seulement celui-ci soit au courant des films qu’il peut découvrir, mais qu’il en ait envie sur les différents supports qui les programme ? Le marché, en tant que centre de ressources, participe à cette réflexion nécessaire.
Propos recueillis par Aurélien Ferenczi